M le magazine du Monde | 25.09.2015 à 17h55
Grandement favorisée par Internet, la contrefaçon se trouve plus que jamais dans le viseur des marques. Car au-delà de l’aspect financier, c’est surtout leur image et leur créativité qu’elles veulent à tout prix préserver.
Par Julie Pecheur
Deux voitures banalisées, Charlie Alpha et Charlie Bravo, sortent d’un garage anonyme du 11e arrondissement de Paris et filent dans le quartier du Marais. Ce lundi de septembre, cinq agents des douanes, deux femmes et trois hommes, pistolets sous les polaires, préparent une descente chez un grossiste chinois de la rue du Temple. Badge à la main, le chef demande poliment au gérant de fermer la boutique. L’opération commence : « Regarde le fermoir avec le tube : c’est Balenciaga, ça. » ; « Là, les deux fermetures Eclair sur le dessus, c’est facile, c’est Prada. »
Aussi pointus que des rédactrices de mode, les agents passent au crible les colonnes de sacs suspendus aux murs du local. « J’ai oublié, c’est le Timeless ou le 2.55 qui a ce fermoir ? », interroge un agent, en référence à deux modèles de Chanel. Sur le sol du magasin, un millier d’articles s’entassent dans de gros sacs poubelles noirs. Et ce n’est pas fini. L’équipe se rend ensuite dans un hangar de 400 mètres carrés à La Courneuve, en banlieue parisienne, pour saisir une centaine de cartons de marchandise encore sur palettes. Une belle prise, même si les agents ne se font guère d’illusions : « La contrefaçon de luxe rapporte tellement d’argent que les grossistes chinois provisionnent pour payer les amendes douanières… », soupire le chef du service adjoint de la brigade de surveillance intérieure de Paris-Sud.
“Plus un produit a du succès, plus il sera contrefait.” Bruno Pavlovsky, président des activités mode de Chanel
Lutter contre ce trafic, c’est un peu comme lutter contre la mer qui monte avec un seau et une pelle… « Plus un produit a du succès, plus il sera contrefait et plus cette contrefaçon apparaîtra rapidement », constate Bruno Pavlovsky, président des activités mode de Chanel. Il n’empêche : le secteur du luxe a décidé de sortir les grands moyens contre un phénomène que le développement du commerce en ligne n’a fait que renforcer et rendre plus visible encore.
En juin dernier, c’est une jeune femme de 24 ans qui s’est fait épingler. Sur le site chinois de commerce en ligne AliExpress, elle achetait des copies de sacs et de bijoux de marque qu’elle revendait dix fois plus cher sur LeBoncoin, le site français de petites annonces. Alerté par la recrudescence d’annonces émanant d’une même région, le service juridique du maroquinier Goyard procède alors à un « achat test » avant de porter plainte. « C’était un business à flux tendu : dès qu’elle avait un peu d’argent, elle commandait. En un an, elle a gagné autour de 13 000 euros », résume l’inspectrice des douanes qui a bouclé l’affaire.
Goyard réclame à la revendeuse 20 000 euros de dommages et intérêts, Hermès 30 000 euros et Cartier 42 000 euros. Elle écope finalement de 4 000 euros par marque pour le préjudice commercial, plus une amende de 6 000 euros, dont la moitié avec sursis. « Une peine pédagogique », approuve l’inspectrice. Un mois auparavant, Yves G., un Calaisien de 52 ans, était jugé par le tribunal de Boulogne-sur-Mer pour avoir revendu sur sa page Facebook « petitss pprixx » des contrefaçons achetées en Belgique. L’ayant repéré, LVMH, numéro un mondial du luxe avec plus de 60 marques, avait déposé plainte en 2013. En tout, seize maisons, parmi lesquelles Givenchy, Dior et Guerlain, lui réclamaient près de 150 000 euros de dommages et intérêts, une somme divisée par dix par le tribunal, qui en plus de l’amende, l’a également condamné à six mois de prison ferme.
Les sites d’e-commerce dans le collimateur
Des indemnisations financièrement négligeables pour des marques richissimes qui se passeraient bien de ce genre d’exposition médiatique. Car la contrefaçon a beau être aussi vieille que la mode, la plupart des maisons rechignent encore à l’évoquer. Certes, le trafic coûte cher. Les chiffres sont tous discutables (on ne peut évaluer ce qui échappe aux douanes et les calculs se basent souvent sur le prix des produits authentiques), mais la dernière étude de l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (OHMI), organisme européen spécialisé en matière de propriété intellectuelle, estime que la vente de vêtements, chaussures et accessoires contrefaits (hors sacs) coûterait 26 milliards d’euros par an à l’Europe, dont 3,5 milliards à la France, soit près de 10 % des ventes totales du secteur en Europe. Des chiffres qui se traduiraient par 363 000 emplois directs perdus (25 000 en France), et une perte de contributions sociales et de TVA de plus de 8,1 milliards d’euros.
Mais les préoccupations des maisons vont au-delà du nombre de zéros. Pour un secteur obsédé par le contrôle et l’image, où les chaînes de production et d’approvisionnement sont surveillées au microscope, la prolifération des faux est un caillou dans l’escarpin : ubiquité jure avec exclusivité, et ces pâles copies renvoient une image dégradée de la marque. Sans même parler des logos apposés sur des produits tels que rouleaux de papier-toilette, paquets de cigarettes ou sacs poubelles…
D’autant qu’Internet mélange allègrement le bon grain et l’ivraie. Des milliers de sites fleurissent sur la Toile, simples copier-coller frauduleux des sites des marques, plateformes mélangeant contrefaçons et produits authentiques, portails proposant des « fakes » (faux) et se faisant héberger sur des sites officiels comme Amazon… « Depuis deux ans, le trafic a explosé sur les réseaux sociaux : Facebook, Instagram, Twitter… », note ainsi Luc Strohmann, responsable du service Cyberdouane, créé en 2009, qui compte une dizaine d’analystes spécialisés.
Résultat : sur les 8,8 millions d’articles contrefaits saisis en 2014 (des médicaments aux jouets, en passant par les vêtements, l’électronique ou les produits alimentaires), 17,5 % provenaient du fret express (colis rapides) contre moins de 1 % en 2005. Ce qui explique pourquoi les sites d’e-commerce sont dans le collimateur des groupes du luxe. En mai dernier, les principales marques du groupe Kering (Gucci, Saint Laurent, Balenciaga, Bottega Veneta…) ont porté plainte aux Etats-Unis contre Alibaba, le leader chinois du commerce en ligne, qu’elles accusent d’avoir favorisé et facilité la vente de contrefaçons. Les avocats de Kering ont notamment identifié plus de 2 000 boutiques commercialisant de faux produits Gucci sur Taobao, une plateforme associée à Alibaba. De son côté, Vuitton avait trouvé un accord anticontrefaçon avec Taobao en 2013. Le malletier avait aussi connu des années d’affrontement judiciaire avec e-Bay, le groupe américain de distribution en ligne. Il n’a enterré la hache de guerre qu’en 2014.
“Que l’on trouve un ou 20 000 portefeuilles, il faut saisir. Compliquer la tâche des contrefacteurs sans jamais relâcher la pression, ça, ça marche.” Valérie Sonnier, directrice propriété intellectuelle chez Louis Vuitton
« Le commerce de la contrefaçon n’a pas de frontières, et il se développe aussi bien dans le monde réel que numérique. Mais pour lutter contre lui, il faut remonter à la source, et la source, c’est le monde physique », explique Valérie Sonnier, directrice propriété intellectuelle chez Louis Vuitton. Son équipe se compose d’une cinquantaine de personnes à travers le monde (dont une trentaine en Asie) qui traquent le trafic et collaborent avec les autorités locales, une armée d’avocats, d’investigateurs privés et de spécialistes de la propriété intellectuelle. « Que l’on trouve 1 ou 20 000 portefeuilles, il faut saisir. On n’éradiquera peut-être jamais la contrefaçon, mais il faut compliquer la tâche des contrefacteurs et ne jamais relâcher la pression. Ça, ça marche », tonne ce petit bout de femme, habituée des raids musclés avec les douaniers.
Pour preuve : Hongkong. Adossée à la Chine continentale, qui produit toujours environ 80 % des contrefaçons circulant sur la planète, la petite région administrative spéciale se classe 9e exportateur et 7e importateur mondial selon l’Organisation mondiale du commerce. Sous le ciel cotonneux et humide du mois d’août, des milliers de containers multicolores stationnent alignés au cordeau le long des côtes et dans les zones de fret de l’aéroport. Dans ce hub stratégique, le travail de l’équipe de Valérie Sonnier semble avoir porté ses fruits. Sur le marché de Temple Street ou au Ladies Market, les faux sacs Michael Kors et Jimmy Choo ont remplacé les Vuitton. Il faut réclamer des marques françaises pour qu’un vendeur népalais vous mène à quelques mètres de là, dans une cantine sombre en tôle ondulée, et sorte d’un carton des imitations Chanel et Vuitton, dans leurs boîtes griffées (entre cinq et vingt fois moins chères que les originaux).
Un peu plus loin, dans le quartier de Tsim Sha Tsui, connu pour ses boutiques de luxe et ses centres commerciaux climatisés, les rabatteurs qui chassent les touristes ne font plus monter les Chinois dans les appartements transformés en magasins clandestins : « On a peur que ce soient des douaniers », explique un jeune Bangladais qui nous présente sur son iPhone un catalogue de montres et de sacs contrefaits, avec photos tirées de vraies publicités.
Des marges phénoménales pour des risques limités
Une fois le modèle choisi et le prix évoqué, il nous guide dans un appartement vide où trône un écran plat diffusant les images de vidéosurveillance du hall de l’immeuble, de l’intérieur de l’ascenseur et des sous-sols… Un acolyte va et vient avec les articles stockés ailleurs. L’ambiance n’est pas franchement décontractée… Il faut dire que les douaniers sont à l’affût. « Nous sommes très actifs, car Hongkong est le paradis du shopping dans la région. Nous nous développons pour devenir une économie fondée sur la connaissance et la propriété intellectuelle, explique Albert Ho, l’adjoint en chef des douanes. Mais nous avons absolument besoin de la coopération des marques. »
Ces dernières doivent identifier les produits saisis, attaquer sur le plan juridique mais, surtout, briefer toutes les douanes – catalogues, schémas et formations à l’appui – sur les nouvelles collections, les pays dans lesquels elles sont commercialisées, les modèles déposés : boucles, fermoirs, longueurs des coutures, courbe d’un rabat… Malgré cette coopération, les contrefacteurs gardent une longueur d’avance. Car ce trafic, contrairement aux autres, offre des marges phénoménales et des risques limités (peu ou pas de lourdes peines de prison).
Sur Internet, les douanes ne peuvent intervenir que sur les sites hébergés dans leur pays. Et la coopération judiciaire internationale, indispensable, requiert des processus complexes, longs, lourds, chers… Les droits de douanes ou de propriété intellectuelle étant différents d’un pays à l’autre, les douaniers se retrouvent parfois dans des situations ubuesques : des sacs qui transitent par la France, où ils sont considérés comme des contrefaçons, ne le sont pas forcément dans le pays de destination : un détail suffit parfois à qualifier un modèle de contrefaçon dans un pays et pas dans un autre.
« Les gens, ça ne les gêne pas de porter du faux du moment que la copie leur convient . » Véronique Cova, professeure de sociologie
Les marques tentent donc d’endiguer aussi le phénomène en amont. « Nous avons une stratégie d’harmonisation de nos prix pour réduire les écarts entre les pays, explique par exemple Bruno Pavlovsky, chez Chanel. Lorsqu’ils se creusent, des marchés de revente parallèle émergent, sur lesquels on retrouve de nombreux produits contrefaits. » « On évite de créer des produits simples. On en a eu dans le passé mais on a arrêté, admet Sidney Toledano, le PDG de Christian Dior Couture. Il m’est arrivé de dire non à un bon modèle parce que les contrefacteurs allaient se jeter dessus. Nous privilégions les produits complexes dans leur réalisation, ceux qui nécessitent un savoir-faire, des matières nouvelles. »
Et en aval ? Quid du consommateur ? Au bout de la chaîne, on trouve certes des acheteurs naïfs – qui croient sincèrement dégoter une vraie marque pour pas cher –, mais aussi tous ceux, sans doute la plupart, qui optent sciemment pour le faux. « En dehors des niches privilégiées, les gens portent de la contrefaçon parce que l’objet leur plaît. Ils s’intéressent plus à la couleur, à la forme, au design de l’objet qu’à la marque, donc ça ne les gêne pas de porter du faux du moment que la copie leur convient », observe Véronique Cova, professeure de sociologie et coauteure de l’étude Love for Luxury, Preference for Counterfeits. En Europe surtout, ce phénomène traduit aussi une forme de résistance antimarques : porter une contrefaçon est une manière de leur faire un pied de nez. »
« Il ne faut pas oublier que derrière la contrefaçon, il y a l’exploitation humaine, parfois le travail des enfants, insiste Elisabeth Ponsolle des Portes, la directrice générale du Comité Colbert, le regroupement des maisons de luxe qui défend leurs intérêts. Et les liens avec le crime organisé sont avérés : trafic de drogue, d’armes, cellules terroristes… » La contrefaçon va-t-elle jusque-là ? « On ne peut pas dire que le trafic de contrefaçon est spécifiquement mis en place pour financer le terrorisme, précise Sébastien Cetti, de la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Mais il y a un lien très fort entre la petite délinquance et le terrorisme à bas coût que l’on voit se développer. Dans le panel des sources de financement, on retrouve parfois la contrefaçon. »
Surfant sur la vogue du made in France, Sidney Toledano avance un autre argument : « Les contrefacteurs écrasent tout : la production, la qualité, la présentation, la créativité. L’Europe doit absolument se battre sur la propriété intellectuelle car la créativité, c’est ce qui fait notre différence, ce qui explique le succès des entreprises françaises dans le monde. » Egalement administrateur du Comité Colbert, le PDG de Dior est à l’origine de la prochaine campagne de sensibilisation qui sera lancée en octobre et s’adresse aux jeunes. « On veut les inciter à s’engager pour la défense du patrimoine et de la créativité. Il faut mettre en avant les valeurs éthiques. L’accès au luxe c’est la connaissance, pas l’accès à la consommation immédiate. » Coluche avait, en d’autres termes, déjà résumé la situation : « Quand on pense qu’il suffirait que les gens n’achètent plus pour que ça ne se vende pas… »