A l’aéroport de Roissy, 41 800 colis de médicaments ont été saisis en 2016, soit 1,5 million de comprimés.
Nous sommes à l’aéroport de Roissy, l’un de plus grands hubs aéroportuaires de la planète. Chaque mois, les avions de fret acheminent vers le hangar de La Poste des millions de plis et de colis, en provenance du monde entier. Les gros sacs de courrier multicolores sont déballés sur des tapis roulants en vue d’un premier tri. Dans un coin du hangar, une enclave grillagée accueille le poste des douaniers, une équipe de vingt personnes chargées d’intercepter les envois suspects.
Sur l’une des deux grandes tables où sont inspectés les paquets, des dizaines de blisters attendent d’être étiquetés. Ces médicaments commandés illégalement sur Internet, viennent en grande majorité d’Inde, de Chine et de Thaïlande. En 2016, 41 800 colis de médicaments ont été saisis, soit 1,5 million de comprimés. En 2017, sur les dix premiers mois de l’année, les douaniers avaient intercepté 22 330 envois, soit un peu plus de 800 000 comprimés. Roissy, où transitent plus de 2 millions de tonnes de colis et de fret, est la première porte d’entrée de ces produits.
En gilet bleu, deux douaniers, passent en revue les saisies du jour. « Au fil du temps, on connaît tous les paquets », indique Pascal Metzger, inspecteur régional des douanes, qui dirige les opérations à Roissy. Sur les étiquettes, le nom des fabricants n’est souvent même pas dissimulé et les douaniers les repèrent vite : Vea Impex, Combitic Global Caplet, Fortune Healthcare… Dans les blisters argentés, les losanges multicolores font partie des suspects. Il s’agit de copies de Viagra ou de Cialis – deux traitements contre les dysfonctionnements de l’érection –, les médicaments les plus copiés dans le monde.
Dix fois plus rentable que l’héroïne
Outre ces best-sellers, la pêche du jour a permis aux douaniers de mettre la main sur des antibiotiques, des corticoïdes, des anticancéreux ou encore des pilules abortives. « Nous avons récemment vu arriver du Levothyrox », indique le douanier. Ce médicament prescrit aux personnes souffrant d’hypothyroïdie a vu sa formule changer au printemps, et certains patients cherchent à se procurer l’ancienne version. Pour aider son équipe à s’y retrouver, il a constitué un fichier de 20 pages recensant toutes les molécules déjà saisies. « Mais, ils n’ont pas peur d’avaler tout ça ! », s’esclaffe Valérie Besson, inspectrice des douanes, effarée des quantités saisies chaque jour. « Les médicaments, c’est sans fin », soupire-t-elle.
Ce qu’elle voit passer n’est pourtant que le sommet de l’iceberg. En 2016, une année record, 4,2 millions de comprimés ont été saisis en France. Fin décembre, les polices de neuf pays européens ont annoncé avoir saisi plus de 75 millions de médicaments et produits dopants, d’une valeur marchande estimée à plus de 230 millions d’euros. Un record pour cette enquête transfrontalière de quatre mois baptisée Mismed.
« Des gains conséquents et de faibles sanctions, en comparaison avec les trafics de stupéfiants, incitent les groupes criminels organisés à prendre le contrôle de ces trafics souvent transnationaux », commente dans un communiqué l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp). Dans un entretien accordé au Monde, Interpol estimait que 1 000 euros investis dans les faux médicaments peuvent rapporter entre 200 000 et 450 000 euros, contre 20 000 euros pour le commerce de l’héroïne.
Difficile à quantifier, le phénomène préoccupe beaucoup l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Mis en place en 2013, son système de surveillance a reçu 1 500 signalements en quatre ans, mais l’OMS estime que de nombreux cas échappent à ce radar. Dans un rapport publié fin novembre 2017, elle indique ainsi qu’un médicament sur dix serait falsifié dans les pays en développement. Dans la mesure où les ventes de médicaments dans ces pays s’élèvent à 300 milliards de dollars (250 milliards d’euros), le marché noir avoisinerait 30 milliards. Les plus contrefaits sont les antipaludiques et les antibiotiques. L’Europe n’est pas épargnée : selon une étude publiée en 2016 par l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), les médicaments de contrefaçon coûtent 10,2 milliards d’euros par an au secteur pharmaceutique de l’UE.
En France, la chaîne pharmaceutique étant bien verrouillée, aucun médicament falsifié n’a été retrouvé dans les officines. Ce qui n’empêche pas les Français de se procurer de nombreuses substances illégalement sur Internet. C’est le cas du zolpidem, le principe actif du Stilnox, un somnifère courant. « Certaines personnes en achètent sur Internet car leur médecin ne veut plus leur en prescrire », indique Frédéric Laforet, qui dirige l’Observatoire des médicaments, une entité créée en 2010 par la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). « Au Royaume-Uni, ce médicament est également détourné comme stupéfiant, en cocktail avec d’autres substances », ajoute le douanier, incollable sur les substances en vogue dans les différents pays d’Europe.
Une saisie record de produits dopants
Une part importante des saisies concerne les produits dopants, dont l’usage est de plus en plus répandu dans les salles de sports. A Roissy, les douaniers repèrent vite ces petits paquets en provenance de Thaïlande. Tout juste ouvert, l’un d’eux révèle des fioles et des comprimés soigneusement dissimulés dans une boîte de savon, et un tissu fleuri. Les cachets roses recèlent de la méthandiénone, le principe actif du Dianabol, un stéroïde anabolisant très prisé des body-builders mais interdit dans la majorité des pays. L’envoi provient de Thaïlande, l’un des seuls pays où sa production soit encore légale.
Achetés en ligne, ces produits empruntent différentes routes avant d’atteindre les sportifs et les salles de musculation. Le 14 juillet 2016, lors d’un contrôle de routine sur l’une des aires de repos de l’A7, près d’Avignon, les douaniers ont découvert dans une camionnette plus de 400 000 comprimés et fioles de médicaments dopants. Une saisie record en France. Immatriculé en Bulgarie, le véhicule venait de décharger une partie de sa cargaison à Marseille et Nice. Les lieux de livraison ont été repérés grâce aux caméras de surveillance de la ville.
Les trafiquants, de nationalité bulgare, revendaient les produits dans les salles de sport. Malins, ils proposaient des packages associant les produits dopants avec d’autres médicaments permettant d’en contrecarrer les effets secondaires. Le contact était pris avec les clients par WhatsApp, et des conseils d’emploi ou de dosage leur étaient aussi prodigués via ce service de messagerie. Les perquisitions ont permis aux policiers de saisir 68 000 unités supplémentaires ainsi que 16 300 euros en liquide. La bande tirait de son trafic en moyenne 4 300 euros par mois. « Le chauffeur a indiqué que la Grande-Bretagne était sa destination finale, mais les destinataires du reste de la cargaison n’ont pu être identifiés », indique-t-on au service national de douane judiciaire.
La France, cible de charlatans
S’ils peuvent s’avérer dangereux, la majorité des médicaments et produits dopants interceptés contiennent cependant réellement les substances indiquées dans leur composition. Mais la France est aussi la cible de charlatans : des herboristeries chinoises faisant le commerce de plantes interdites, des fabricants de compléments alimentaires « naturels » coupés avec des substances médicamenteuses ou des laboratoires clandestins commercialisant des molécules « miracles ».
Début 2017, les gendarmes de l’Oclaesp ont ainsi démantelé à Cherbourg (Manche) un atelier de fabrication de GcMAF, une protéine présentée comme un remède contre l’autisme, le cancer ou encore la maladie Alzheimer. Les fioles, vendues sur Internet entre 400 et 600 euros, étaient expédiées dans le monde entier. Un business florissant : 300 000 euros ont déjà été saisis sur les comptes du Britannique à l’origine de ce trafic. En fuite dans les îles Anglo-Normandes, il fait l’objet d’un mandat d’arrêt international. Sa femme et son bras droit ont pu être interpellés en France.
Les conséquences du GcMAF sur la santé des patients français qui y ont eu recours n’ont pas été révélées. Contactée, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Plus généralement, l’impact sur la santé publique des millions de comprimés falsifiés avalés par les Français demeure une grande inconnue, aucune étude n’ayant été réalisée sur le sujet. « Quelqu’un qui achète des médicaments sur Internet ne va pas aller se plaindre d’effets secondaires auprès de son pharmacien ou de son médecin, justifie Jacques Morenas, directeur adjoint de l’inspection à l’ANSM, qui suit ce sujet et participe à certaines enquêtes. A partir du moment où on achète sur Internet, il y a un risque : cela vaut pour les médicaments comme pour les pièces automobiles. »
Chloé Hecketsweiler
Le Monde (11/01/18)