J’ai récemment répondu aux questions
d’une étudiante à l’Institut supérieur de marketing du luxe, qui prépare un
mémoire sur les enjeux actuels de l’achat de contrefaçons des produits de luxe
sur Internet.
1) Quelles sont les principales missions du CNAC
et ses enjeux pour le futur ?
Créé en 1995, le CNAC est une structure informelle qui
réunit des acteurs publics et privés concernés par le respect des droits de
propriété intellectuelle et la lutte anti-contrefaçon. Son objectif principal est de faire en sorte que la
défense des droits de propriété intellectuelle occupe une place plus importante
dans l’agenda politique. Avec l’appui de l’INPI – qui assure son secrétariat
général – et de l’Unifab, il mène des actions de communication et de
sensibilisation (campagne de communication sur Internet, conférences
thématiques, rencontres avec des délégations étrangères, etc.). Il formule
également des propositions de réformes législatives et réglementaires.
Les entreprises et les pouvoirs publics collaborent en bonne
intelligence dans le cadre de quatre groupes de travail (sensibilisation
et communication ; coopération internationale ; aspects normatifs et
juridictionnels ; cyber-contrefaçon), qui sont chacun co-présidés par un
représentant du secteur public et un représentant du secteur privé. Ces groupes
de travail favorisent l’échange d’informations et facilitent le partage
de bonnes pratiques.
Pour ce qui concerne le secteur public, je souhaite le renforcement
du pilotage interministériel de la lutte anti-contrefaçon via la mise en
place d’une instance légère de coordination, qui pourrait être une version
élargie de l’actuel comité Bercy contrefaçon.
La lutte contre la cyber-contrefaçon est la priorité numéro
un du CNAC. Le défi à relever est d’autant
plus grand que les contrefacteurs ont toujours un train d’avance sur les
industries légitimes et les défenseurs de la propriété intellectuelle.
Outre le renforcement de la responsabilité des
plateformes en ligne (voir infra), il est nécessaire d’impliquer plus
étroitement les intermédiaires de paiement en ligne dans la lutte
anti-contrefaçon afin d’assécher les ressources financières des sites
internet qui contreviennent massivement aux droits de propriété intellectuelle
(stratégie dite « suivez l’argent »).
À cet égard, le CNAC mène une réflexion en vue de la
création d’une procédure de rétro-facturation, sur le modèle du chargeback
canadien. Cette procédure permet à un consommateur de revenir sur son ordre de
paiement et d’être remboursé par sa banque ou la société émettrice de sa carte
bancaire lorsqu’un professionnel ne respecte pas les droits du consommateur.
Afin de frapper les contrefacteurs au portefeuille,
il serait également opportun de s’inspirer de la proposition formulée par
Charles MASSON, docteur en droit et maître de conférences à la faculté de droit
de l’université Paris-Est Créteil. Dans sa thèse, intitulée « La
dualité de l’action en contrefaçon de droit d’auteur : contribution à la
théorie des droits subjectifs », M. MASSON suggère d’instaurer des
dommages-intérêts restitutoires, qui viendrait s’ajouter aux
dommages-intérêts réparatoires. Le montant de ces dommages-intérêts
correspondrait « à tout ou partie des bénéfices bruts de la contrefaçon ».
Je souscris pleinement à cette proposition, dont la concrétisation permettrait
de neutraliser le caractère lucratif de la contrefaçon dans le respect
de la tradition juridique française.
Parmi les autres propositions du CNAC figure la suppression
définitive des noms de domaine portant atteinte à des droits de propriété
intellectuelle. En l’état actuel de la législation, ces noms de domaine,
une fois suspendus par le juge, retombent dans le domaine public et peuvent dès
lors être enregistrés par de nouveaux demandeurs. Cette situation n’étant pas
acceptable, je souhaite qu’il y soit mis fin.
La facilitation de la suspension groupée des noms de
domaine portant atteinte à un même droit de propriété intellectuelle serait
une première étape dans cette voie. À l’instar de la Cour des comptes, je
souhaite que les titulaires de droits aient la possibilité de « viser un
très grand nombre de noms de domaine dans la même procédure, sans avoir besoin
de les lier finement entre eux en démontrant de manière exhaustive le caractère
contrefaisant de l’ensemble des pages des sites concernés ».
S’agissant de la prévention, le CNAC milite en faveur
d’un renforcement de l’éducation à la propriété intellectuelle. Le
dispositif actuel n’est pas satisfaisant. Une implication plus forte du
ministère de l’éducation nationale est indispensable. Nous devons trouver les
moyens efficaces d’inculquer aux nouvelles générations le respect des droits de
propriété intellectuelle (intégration d’un volet « propriété
intellectuelle » dans les programmes d’enseignement moral et civique,
etc.).
Il importe également d’améliorer la sensibilisation des
consommateurs. Les initiatives prises par le CNAC en vue de mobiliser les
associations de consommateurs n’ont, à ce stade, pas été suivies d’effet.
2) Comment percevez-vous l’avenir de la
contrefaçon, notamment avec Internet ?
La tâche qu’il reste à accomplir est immense. Selon une étude publiée en 2018 par l’Office de l’union
européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), la contrefaçon entraîne,
chaque année, la perte de 60 milliards d’euros et la destruction de 434.000
emplois directs pour 13 secteurs économiques clés de l’UE.
Internet est devenu le principal canal de distribution des
contrefaçons. Le commerce électronique et les
enchères en ligne constituent un moyen pratique et sûr pour créer un vaste
vivier de consommateurs et commercialiser des contrefaçons à faible coût. Les
contrefacteurs peuvent se cacher derrière de fausses identités et sont
généralement établis en dehors de l’UE. La simplicité de l’achat sur la
toile peut amener le consommateur à préférer le produit contrefaisant à l’original.
Selon un sondage Ifop pour l’Unifab, les deux tiers des Français de 15 ans et
plus ont déjà utilisé les mots clés « cheap/pas cher » sur les
moteurs de recherche pour trouver des faux produits !
Cela montre l’impérieuse nécessité de concentrer nos
efforts sur la lutte contre la cyber-contrefaçon. À cet égard, le projet de
loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à
l’ère numérique ouvre des perspectives intéressantes (établissement d’une liste
publique des sites massivement contrefaisants ; blocage et déréférencement
des « sites miroirs » sur le fondement d’une décision judiciaire
passée en force de chose jugée ; évaluation des dispositifs de
reconnaissance de contenus mis en place par les plateformes en ligne ;
etc.).
3) Les nouvelles technologies telles que la blockchain
sont-elles réellement efficaces dans la baisse de ce trafic illégal ? D’autres
technologies sont-elles performantes dans le domaine du luxe par exemple ?
Il est probablement trop tôt pour évaluer l’impact de la
technologie des chaînes de blocs sur la lutte anti-contrefaçon. Certains considèrent que cette technologie revêt un
caractère révolutionnaire. D’autres, à l’instar de l’économiste Nouriel
Roubini, estiment qu’il s’agit de « la technologie la plus surfaite – et
la moins utile – de toute l’histoire humaine ».
Pour ma part, je considère que la blockchain offre
de nombreuses potentialités en matière de propriété intellectuelle. Outre
la facilitation de la gestion des droits, elle devrait permettre, grâce
à son système d’horodatage, de prouver plus facilement la contrefaçon. À
cet égard, il ne m’apparaît pas nécessaire de donner une base légale à ce
nouveau mode de preuve dans la mesure où le code de la propriété intellectuelle
prévoit que la contrefaçon « peut être prouvée par tous moyens ».
La blockchain devrait aussi permettre d’améliorer
la traçabilité des produits et donc de faciliter l’identification des
contrefaçons présentes dans les chaînes d’approvisionnement légitimes. La
confiance des consommateurs devrait ainsi s’en trouver renforcée. Quant aux
autorités douanières, elles pourraient voir leur travail simplifié. Comme vous
le savez sans doute, l’an dernier, LVMH, ConsenSys et Microsoft ont lancé le
projet AURA, qui est un consortium blockchain visant à fournir à l’industrie
du luxe des services de suivi et de traçabilité des produits.
Au regard de ces éléments, je me réjouis que le
Gouvernement souhaite accélérer le déploiement de la blockchain et « faire
de la France le leader européen de la blockchain, et demain un des leaders
mondiaux de cette technologie ».
D’autres technologies innovantes ont été développées par le
secteur du luxe (NFC, étiquettes RFID, etc.).
Elles permettent, elles aussi, de faciliter l’authentification des produits à
forte valeur ajoutée (sacs, bouteilles de vin, etc.) et d’en assurer la
traçabilité. Il faut continuer à soutenir l’innovation dans ce secteur. La
récente création de l’Unifab Lab participe de cet objectif, ce dont je
me réjouis.
4) L’impact
environnemental lié à la contrefaçon se fait-il ressentir ? Je pense en
partie à la multiplication des envois par petits colis.
Il ne fait pas de doute que la
contrefaçon constitue une menace pour l’environnement. Certaines matières
utilisées pour fabriquer des contrefaçons sont peu ou pas respectueuses de l’environnement
(peintures radioactives, plastique non recyclable, etc.). Les modes de
production des contrefaçons peuvent également être néfastes pour l’environnement
(non-respect des normes environnementales, etc.).
Pour ne citer qu’un exemple, selon l’OCDE,
l’utilisation de produits phytosanitaires contrefaisants a conduit à la
destruction de nombreuses récoltes en Chine, en Russie, en Ukraine et en
Italie.
Les données disponibles étant peu
nombreuses, il serait utile d’évaluer plus précisément l’impact de la
contrefaçon sur l’environnement. Cette évaluation pourrait, par exemple,
être menée par l’Observatoire européen des atteintes aux droits de propriété
intellectuelle.
5) L’épidémie de COVID-19
peut-elle avoir un impact positif sur la diminution des productions de
contrefaçons ?
Les informations dont je dispose n’incitent
guère à l’optimisme. Selon l’OLAF, la pandémie de
COVID-19 offre de « nouvelles opportunités » aux contrefacteurs, qui
cherchent à « profiter de notre détresse ». L’OLAF a récemment ouvert
une enquête concernant les importations de faux produits utilisés dans le cadre
de la lutte contre le COVID-19 (masques, tests de dépistage, désinfectants,
dispositifs médicaux, etc.). Pour ce qui concerne les masques, ils sont vendus « à
des prix variant entre 5 et 10 euros, soit environ trois fois le prix normal ».
Par ailleurs, lors de l’opération
Pangea XIII, coordonnée par Interpol et menée dans 90 pays, pas moins de
2.000 bannières publicitaires en lien avec la pandémie ont été recensées sur
Internet, proposant des masques contrefaisants, de faux sprays, des « packs
anti-coronavirus » ainsi que des médicaments censés soigner les personnes
atteintes du COVID-19. Par rapport à la précédente édition de l’opération
Pangea (2018), les saisies d’antiviraux non autorisés ont augmenté de 18%.
Les saisies de chloroquine non autorisée ont, quant à elles, augmenté de 100% !
L’OCDE et l’EUIPO ont, pour leur
part, affirmé que « les récentes saisies de fausses fournitures
médicales vendues comme des remèdes contre le COVID-19 mettent en lumière la
nécessité de faire face à un trafic international croissant de médicaments
contrefaisants, qui coûte chaque année des milliards d’euros et met des
vies en danger ».
Grâce à la très forte demande de
produits médicaux, les contrefacteurs sont assurés de pouvoir réaliser
rapidement des profits importants, et cela sans courir de grands risques. Le phénomène, amplifié par la croissance exponentielle du
commerce en ligne, touche plus particulièrement et plus gravement l’Afrique, où
30 à 60% des médicaments commercialisés sont contrefaisants. Au début de l’année,
de faux traitements contre le COVID-19 étaient déjà commercialisés en Côte d’Ivoire !
Pendant la crise sanitaire, les
consommateurs doivent redoubler de vigilance.
6) Comment expliquez-vous
que l’on trouve toujours des contrefaçons sur des sites de vente en ligne tels
que Amazon malgré leur politique anti-contrefaçon ?
C’est la preuve que le régime de
responsabilité des plateformes numériques est insuffisant. Comme vous le
savez, la directive dite « e-commerce » exonère les plateformes de
toute obligation générale de surveillance a priori.
Depuis 2011, je plaide pour la création,
via la révision de la directive dite « e-commerce », d’un nouveau
statut d’intermédiaire en ligne, à savoir celui d’éditeur de services
(sites collaboratifs dits « 2,0 » ;
sites de vente aux enchères ; etc.). Les plateformes seraient ainsi
soumises à un régime de responsabilité plus clément que celui des éditeurs mais
plus sévère que celui des hébergeurs.
Au cours des dernières années, la
Commission européenne a refusé de procéder à la refonte de la directive dite « e-commerce ». Elle s’est contentée de recourir au droit souple (promotion
de la conclusion d’accords volontaires non contraignants ; publication de
lignes directrices destinées à inciter les plateformes à « faire des
efforts d’autorégulation » ; création d’une liste des marchés sous
surveillance en matière de propriété intellectuelle).
La nouvelle Commission a certes
prévu de rouvrir très partiellement la directive, dans le cadre de son initiative sur les services
numériques. Cependant, elle n’envisage pas de remettre en cause le principe
de la responsabilité limitée des plateformes. Ces dernières seraient
uniquement soumises à une obligation de moyens. Pour éviter que leur
responsabilité soit engagée, elles devraient, d’une part, démontrer avoir
fourni leurs « meilleurs efforts » pour faciliter la détection des
contrefaçons et, d’autre part, avoir agi promptement dès réception d’une
notification. Cette solution n’est pas pleinement satisfaisante. Elle
permettrait néanmoins d’harmoniser les règles applicables aux droits de
propriété intellectuelle. Il convient en effet de rappeler que la directive
du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché
unique numérique soumet déjà les plateformes à une obligation de moyens.
Initialement prévue à l’automne
2020, la présentation de l’initiative sur les services numériques a été
reportée au premier trimestre 2021.
7) Quelle est votre
opinion sur l’impression 3D et l’avenir de la contrefaçon ?
Le CNAC a mené une réflexion sur les
questions soulevées par l’impression 3D au regard de la propriété
intellectuelle. En 2016, avec le soutien de l’observatoire
de la propriété intellectuelle de l’INPI, il a publié un rapport, dont il
ressort que le risque que l’impression 3D fait peser sur les droits de
propriété intellectuelle paraît, à ce stade, relativement limité. Ce
constat est partagé par le Conseil supérieur de la propriété littéraire et
artistique (CSPLA), selon lequel le principal risque est que l’impression 3D « soit
utilisée pour réaliser des moules facilitant la production de contrefaçons ».
Au regard de ce constat, il
convient, d’une part, d’anticiper les évolutions liées à l’impression 3D
et, d’autre part, de prévenir les atteintes aux droits de propriété
intellectuelle. À cette fin, plusieurs pistes de réflexion méritent d’être
explorées: adaptation du statut des intermédiaires de l’impression 3D; mise en
place d’une offre légale de fichiers 3D; élaboration de mesures techniques de
protection efficaces (tatouage numérique, empreinte numérique); renforcement de
la sensibilisation du public à la protection de la propriété intellectuelle
dans le domaine de l’impression 3D; conception d’imprimantes connectées et
équipées d’un système capable de gérer les droits de propriété intellectuelle;
etc.