Alors que le procès Apple – Samsung approche de son dénouement, des sociétés se spécialisent dans les contentieux de propriété intellectuelle, explique le chercheur Jamal-Eddine Azzam dans une tribune au « Monde ».
Le « loup de Wall Street », brillamment incarné par Leonardo Di Caprio dans le film du même nom de Martin Scorsese (2013), fut dans les années 1980 le symbole du capitaliste prédateur. Mais les « requins de la Silicon Valley » ont commencé à prendre dans les imaginaires américains la place de ce « bad boy » des affaires.
Tout aussi informés que les financiers, ces sharks (requins) ne s’intéressent pourtant pas aux cours de bourse ! Ils repèrent les inventeurs en difficulté financière et les PME high-tech fragilisées. Ils prennent leur contrôle et mettent la main sur leurs brevets. Ils guettent aussi les grandes entreprises qui cherchent à se débarrasser de leurs brevets superflus, et ils achètent sans barguigner. Puis ils attaquent : ils traînent en justice des firmes qu’ils accusent d’utiliser, sans payer de licence, certains des brevets qu’ils ont acquis.
Ils choisissent habilement leurs cibles : des entreprises qui disposent de trésoreries abondantes, mais de services juridiques anémiés. Ils savent dénicher les tribunaux qui leur sont les plus favorables, avec une prédilection pour les cours de justice de l’est du Texas… Et ils gagnent des fortunes. Des chercheurs ont estimé à 500 milliards de dollars le coût pour les entreprises américaines de ces attaques de « raiders » entre 1990 et 2010, avec une forte montée en puissance à la fin de la période : plus de 80 milliards de dollars ont été captés par les sharks chaque année entre 2007 et 2010.
Frein à l’innovation
Le nombre de procès intentés en matière de protection intellectuelle a été multiplié par quatre entre 2010 et 2015, une progression attribuée essentiellement à l’action de ces sociétés prédatrices qui tirent parti d’inventions auxquelles elles n’ont en rien contribué et que les entreprises, attaquées en justice, utilisaient le plus souvent sans en avoir conscience. Les sommes en jeu sont telles que ces attaques freinent l’effort de recherche-développement des sociétés ciblées, et par là même le rythme des innovations ( L. Cohen, U. G. Gurun et S. D. Kominers, « The growing problem of patent trolling », Science n° 352, 2016, lien vers PDF en anglais).
Les firmes mises en cause, rapidement à court de cash, diminuent en moyenne de plus d’un quart leurs investissements en R&D. Dans des secteurs comme les dispositifs d’imagerie médicale, ces attaques ont même provoqué des baisses brutales du chiffre d’affaires de plusieurs firmes alors que leurs ventes augmentaient. La diffusion de la technologie s’en est trouvée entravée. Et il est démontré qu’une très faible part des sommes versées par les entreprises attaquées en justice aboutit au final dans la poche des véritables inventeurs (James Bessen, Michael Meurer et Jennifer Ford, « The Private and Social Costs of Patent Trolls », Regulation n°34/4, 2011, lien vers PDF en anglais).
Pour les entreprises américaines, et depuis peu les entreprises européennes visées à leur tour, l’enjeu est considérable. Plusieurs lois ont été votées par le Congrès américain depuis 2010 pour limiter les exactions des sharks. Mais leur potentiel de nuisance reste très élevé. Les produits les plus emblématiques d’aujourd’hui, comme les smartphones, sont conçus en utilisant des dizaines de milliers de brevets différents, déposés par une multitude d’acteurs. Il est toujours possible pour des spécialistes de repérer des failles.
Faute d’être protégées par la loi, les firmes ont commencé à organiser elles-mêmes leur protection. Plusieurs initiatives collectives que nous avons étudiées ont ainsi vu le jour (« Patterns of Coopetition in Meta-Organizations », Jamal-Eddine Azzam et Héloïse Berkowitz, in Routledge Companion to Coopetition Strategies, Routledge, à paraître en 2018).
Assureurs anti-« sharks »
Google, par exemple, s’est associé depuis 2014 avec Canon, Dropbox, SAP et deux start-up dans un réseau baptisé LOT qui rassemble désormais pas moins de six cent mille brevets appartenant à une centaine d’entreprises différentes du monde entier, de l’automobile à la banque en passant par la distribution, les médias ou l’électronique. Une firme qui rejoint le réseau apporte avec elle certains de ses brevets. Elle s’engage à concéder automatiquement une licence aux autres membres à chaque fois qu’elle vend un des brevets à l’extérieur. Si jamais le nouvel acquéreur se révélait malveillant, la licence, activée dès la vente effectuée, sert de protection aux partenaires.
Des assureurs anti-sharks sont également apparus. Ils identifient des brevets qui présentent des risques et les achètent, proposant à leurs clients, moyennant un abonnement annuel, une licence à faire valoir en cas d’attaque. En 2017, trois cent vingt-cinq entreprises ont adhéré à l’offre du pionnier du domaine, RPX (créé en 2008), suscitant l’achat de plus de dix-huit mille brevets et permettant de faire face à mille quatre cents litiges. Les coûts évités par les sociétés adhérentes ont été estimés à plus de 3,5 milliards de dollars.
De telles initiatives ont montré leur efficacité à court terme, mais il est difficile de se prononcer sur leur « soutenabilité ». Les entreprises ont donc tout intérêt à se protéger des sharks de manière systématique, en étant attentives au profil des acquéreurs de leurs brevets. Un shark peut facilement être repéré, même s’il n’a pas les cheveux gominés à la Di Caprio ! Il a déjà acquis de nombreux brevets mais n’a rien inventé lui-même ; il n’envisage pas d’échanges croisés de licences ; il attaque directement, sans jamais négocier.
Souhaitons que les tribunaux apprennent également à identifier les sharks et puissent rendre des verdicts différenciés protégeant les droits des véritables inventeurs mais empêchant les requins de s’enrichir aux dépens de la collectivité.
Par Jamal-Eddine Azzam (Chercheur à Toulouse School of Management Research)
Le Monde (24/05/18)