La huitième conférence du CNAC s’est tenue au Sénat le jeudi 10 janvier. Elle avait pour thème l’actualité du droit d’auteur.
Le vice-président de la commission des affaires juridiques du Parlement européen, Jean-Marie CAVADA, a présenté la position du parlement de Strasbourg sur la réforme européenne du droit d’auteur (création d’un droit voisin au profit des éditeurs de presse, introduction de mécanismes relatifs à l’écart de valeur, etc.) ainsi que l’état d’avancement des négociations interinstitutionnelles, qui sont dans la dernière ligne droite.
Pour sa part, le président de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet, Denis RAPONE, a présenté les propositions de la Hadopi pour renforcer la lutte contre le piratage (adaptation du mécanisme de riposte graduée, établissement de listes noires, lutte contre les sites miroirs, etc.).
Ces deux interventions très intéressantes ont chacune été suivies d’un échange avec la salle, où se trouvaient notamment des représentants du secteur audiovisuel.
Vous trouverez, ci-dessous, le texte de l’intervention de M. RAPONE (seul le prononcé fait foi).
Monsieur le Président,
Monsieur le Député européen,
Monsieur le Sénateur,
Mesdames, Messieurs,
Je vous remercie pour cette invitation et je suis honoré que l’Hadopi puisse contribuer aux réflexions du comité national anti contrefaçon. Votre comité assure une mission centrale qui permet de rassembler autour d’une même table les acteurs privés, directement victimes de la contrefaçon ou du piratage, et les acteurs publics, qui luttent contre ces phénomènes qui, compte tenu de leur ampleur et des dommages considérables causés à de multiples secteurs de l’activité économique de notre pays, constituent un véritable fléau. Ils sont aussi porteurs, à travers la commission d’une infraction pénalement réprimée (le délit de contrefaçon), d’un trouble à l’ordre public.
Pour faire face à ce fléau, notre pays s’est doté d’un dispositif législatif et règlementaire, non seulement au plan pénal mais également au plan civil. Il a même été, pour ce qui concerne les atteintes au droit de propriété intellectuelle, en pointe en créant en 2009 une institution dédiée, l’Hadopi, chargée de lutter contre le piratage en ligne des contenus culturels. Mais, comme vous le savez, dans le domaine numérique, les technologies et les usages évoluent à une vitesse bien plus grande que la législation. Que ce soit pour la contrefaçon en ligne de produits physiques ou le piratage d’œuvres culturelles dématérialisées, il est indispensable de s’adapter aux nouvelles pratiques de manière constante.
C’est pourquoi, 10 ans après sa création, l’Hadopi, qui est une des autorités publiques les plus au coeur du numérique et qui a rempli ses missions au mieux de ce que les textes qui encadraient son activité lui permettaient, se doit de s’interroger sur l’évolution de ses modalités d’action afin de pouvoir être encore plus efficace dans la protection des droits sur Internet.
Depuis bientôt dix ans, l’Hadopi remplit les missions qui lui ont été confiées par le législateur, parmi lesquelles, en particulier, la lutte contre les pratiques massives de piratage.
Par le dispositif de réponse graduée, qui consiste à responsabiliser, dissuader l’internaute contrevenant par l’envoi de recommandations et, si rien n’y fait, à le réprimer, l’Autorité a contribué activement à la diminution des pratiques de piratage en pair à pair, qui se trouvent aujourd’hui réduites de moitié. La procédure est toujours activement mise en oeuvre, l’Hadopi traite en effet près de 70 000 saisines que les ayants droit lui adressent chaque jour.
Les critiques qui sont encore émises à l’égard de l’institution quant à la pleine efficacité de cette procédure concernent en réalité la seule phase qui échappe à l’Hadopi, à savoir la phase judiciaire, lorsque l’échec de la pédagogie conduit notre Autorité à transmettre un certain nombre de dossiers aux Parquets, auxquels appartient l’opportunité des poursuites. Mais ces parquets, malgré les actions de sensibilisation effectuées auprès d’eux par l’institution, se trouvent confrontés à de telles autres priorités d’action publique pour faire face à de multiples faits de délinquance d’une gravité plus importante, que les suites qu’ils donnent à nos saisines apparaissent insuffisantes aux ayants droit. Ainsi, ceux-ci critiquent le fait que seul un petit nombre de cas est effectivement sanctionné par le prononcé d’une condamnation à une peine d’amende et estiment que la faiblesse de la réponse pénale nuit au caractère dissuasif de la procédure de réponse graduée.
Nous avons souhaité qu’une analyse indépendante soit produite par deux membres du Conseil d’État pour savoir quelle était la faisabilité juridique des différentes possibilités d’évolution de la procédure de réponse graduée. Il s’avère que, si le législateur le souhaite, des évolutions susceptibles de palier les critiques formulées à l’encontre du dispositif sont possibles sans se heurter à des obstacles constitutionnels dirimants. Il pourrait notamment s’agir de remplacer la procédure actuelle par un dispositif de transaction pénale mis en oeuvre par la Haute Autorité.
Mais cette seule procédure ne peut plus suffire à faire face à l’évolution des usages illicites.
Les sites et services donnant illégalement accès à des oeuvres culturelles protégées se sont multipliés dans tous les secteurs de la création. Dans le seul domaine audiovisuel, le plus touché désormais par le piratage, on compte plus de deux milliards d’actes de contrefaçon en ligne par an. Les usages ont également évolué depuis 2009 : les sites illégaux de streaming et de téléchargement direct sont désormais majoritairement utilisés par les internautes pour pirater les oeuvres culturelles.
Et l’Hadopi reste désarmée pour s’y attaquer. En effet, il n’est pas possible, pour des raisons à la fois techniques et juridiques, d’étendre ce dispositif de réponse graduée aux internautes qui utilisent un site de streaming ou de téléchargement direct. Il faut aller à la source et combattre directement les sites contrefaisants qui permettent ces formes de piratage.
Aujourd’hui, deux voies d’action existent pour lutter contre ces formes de piratage :
Il existe la voie judiciaire. Les ayants droit peuvent conduire des actions au pénal et au civil pour obtenir la fermeture ou le blocage des sites pirates. Ces procédures sont conduites avec succès, mais elles peuvent s’avérer longues et coûteuses pour certains ayant droits et sont malheureusement, alors même qu’une décision judiciaire à l’encontre d’un site est intervenue, très rapidement rendues inefficaces par des outils techniques de contournement ou par des répliques des sites incriminés.
Il existe également des dispositifs d’autorégulation : dans le cadre de chartes signées entre ayants droit et acteurs de la publicité ou du paiement en ligne, les ayants droit peuvent signaler les sites contrefaisants à ces acteurs pour que ces derniers cessent de collaborer avec eux. L’objectif de cette démarche, dite « Follow the money », est que les sites pirates soient privés de revenus. La difficulté soulevée par ces dispositifs est qu’ils résultent d’accords strictement privés et présentent ainsi une certaine insécurité juridique. On pourrait par exemple se demander sur quelle base les acteurs de la publicité ou du paiement en ligne fondent la rupture de leurs relations contractuelles avec les sites que les ayants droits leur dénoncent comme contrefaisants ou quelles seraient les voies de recours en cas d’erreur d’appréciation. En outre, les sites visés ont là aussi pu imaginer des solutions de contournement en structurant leur modèle économique autour de nouveaux intermédiaires de la publicité ou du paiement en ligne, eux-mêmes frauduleux.
Face à ces limites, nous souhaitons que l’Hadopi puisse disposer de compétences nouvelles pour agir contre ces sites massivement contrefaisants.
Nous préconisons que nous soit confiée une compétence générale de caractérisation des sites pirates qui permettrait à l’Hadopi de constituer ce qu’il est convenu d’appeler des « listes noires » de sites qui ne respectent manifestement pas le droit d’auteur.
Sur la base de critères objectifs et transparents, ce travail de caractérisation par l’Autorité publique pourrait tout à la fois :
renforcer et sécuriser les dispositifs d’autorégulation issus d’initiatives privées ;
faciliter l’office du juge susceptible de solliciter l’intervention de l’institution, à titre d’expert ou de tiers de confiance (donc alléger les contraintes probatoires pesant sur les ayants droits pour établir en justice qu’un site est contrefaisant) ;
contribuer à assurer l’effectivité des décisions du juge dans le temps à l’égard des sites miroirs. En effet, il faut plusieurs années aux ayants droit pour obtenir en justice la fermeture ou le blocage d’un site pirate et seulement quelques mois pour le voir se répliquer à l’identique. On parle de sites « miroirs » ou de sites de « contournement ». Là aussi, nous proposons que l’Hadopi puisse intervenir auprès du juge ou directement auprès des fournisseurs d’accès à Internet pour faire rapidement actualiser la décision initialement prise par le juge et obtenir la fermeture ou le blocage de la copie du site condamné.
Enfin, nous sommes également confrontés au cas des sites légaux dont le contenu est généré par les utilisateurs et sur lesquels nous pouvons être amenés à trouver des contenus illicites.
Aujourd’hui, on trouve beaucoup d’oeuvres protégées sur ces sites. Certains d’entre eux sont très largement utilisés par les consommateurs pour accéder à des oeuvres culturelles, mais ils ne sont pas pour autant, compte-tenu de leur statut d’hébergeur, tenus pour responsables de ces usages qui méconnaissent le droit d’auteur.
Cette situation est manifestement inéquitable. Si toutes les solutions envisagées ne relèvent pas de notre compétence, l’une d’elles nous a paru plus particulièrement participer de notre capacité d’action.
Parmi les nombreux points discutés en ce moment-même dans le cadre du trilogue consacré à la proposition de directive sur le droit d’auteur, que Jean-Marie Cavada nous a très précisément exposé, l’article 13 s’intéresse au recours par ces acteurs à des technologies de reconnaissance de contenus. Ces technologies permettent aux ayants droit, pour autant qu’ils dotent leurs oeuvres d’empreintes numériques, de voir la plateforme être en mesure, grâce à ces technologies, d’identifier leurs oeuvres et de leur proposer alors soit de procéder au retrait de celles-ci, soit de les monétiser.
Nous sommes depuis longtemps en faveur d’un recours généralisé aux technologies de reconnaissance de contenus dans le cadre d’accords dont l’exécution serait suivie par un tiers indépendant. Ce tiers aurait la charge de déterminer des critères et des seuils d’application de cette obligation, d’en assurer la mise en oeuvre proportionnée et de régler les litiges qu’une telle obligation ne manquera pas de soulever, le cas échéant, auprès des ayants droit, des sites et de leurs utilisateurs.
Dans ces circonstances, les ayants droit retrouveraient la faculté d’autoriser ou d’interdire l’exploitation de leurs oeuvres par ces sites et, s’ils le souhaitent, d’en définir les modalités d’exploitation. Ils pourraient sans doute obtenir des conditions de monétisation qui leur seraient plus favorable et qui pourraient ainsi contribuer à la réduction du déséquilibre que l’on observe entre les éditeurs et les sites qui ne sont pas tenus pour responsables des contenus qu’ils distribuent.
Voici, succinctement exposées, les évolutions que nous envisageons en vue d’améliorer l’efficacité de notre action et d’adapter son action à l’évolution des usages numériques.
Je souhaite que nous puissions collectivement, au sein du comité national anti contrefaçon et à travers nos relations avec les pouvoirs publics, faire prendre conscience de l’enjeu que représente la protection des droits pour l’intérêt général ainsi que pour la création et les créateurs qui doivent pouvoir être justement rémunérés de leur travail.
Je vous remercie pour votre attention.