Contrefaçon de médicaments: articles publiés par Libération

Le 3 mars, le quotidien Libération a publié un éditorial et un dossier relatifs à la contrefaçon de médicaments.

Vertige

À moins de trois mois des élections européennes, alors que nationalistes et eurosceptiques donnent chaque jour davantage de la voix, cette mesure est la preuve que l’Union peut avoir une réelle utilité : un nouveau code informatique, apposé depuis quelques semaines sur toutes les boîtes de médicaments vendues en Europe, permet d’attester que le produit n’est ni contrefait ni détérioré. Une mesure prise pour lutter contre un trafic de médicaments qui prend de plus en plus d’ampleur à l’échelle mondiale, menaçant même de détrôner le trafic de stupéfiants en termes de rentabilité. Les chiffres en attestent : selon l’Organisation mondiale de la santé, un médicament sur dix vendus dans le monde est un faux. Ce chiffre donne le vertige, surtout quand on sait que ce trafic tue. En Afrique notamment, où la production et la vente de faux remèdes entraînent la mort, chaque année, de quelque 100 000 personnes. Un vrai problème de santé publique dont les pays africains commencent tout juste à prendre la mesure. Ils viennent de s’entendre pour créer une Agence africaine du médicament apte à combattre ce fléau du faux, mais il faudra du temps avant que les mauvaises pratiques et les circuits soient réduits à néant. Comme souvent, ce sont les plus pauvres qui trinquent, abusés par des beaux parleurs qui profitent de leur misère et de leur désarroi, ainsi que le montre notre reportage au Sénégal. Agir au niveau européen c’est bien, au niveau africain c’est encore mieux, mais ce ne doit être qu’un début. On ne viendra à bout du trafic de médicaments qu’à l’aide d’une action internationale concertée. Et celle-ci doit impérativement inclure les grands laboratoires pharmaceutiques qui, pour préserver leurs brevets, jouent parfois un rôle un peu trouble en entretenant la confusion entre médicaments trafiqués et médicaments génériques.

Alexandra Schwartzbrod

De vrais morts pour de faux médicaments

La recrudescence du juteux trafic de produits de santé contrefaits a des conséquences dramatiques dans le monde entier, notamment en Afrique. L’UE vient de son côté de renforcer sa législation.

Un code-barres pour chaque médicament vendu. Telle est la mesure prise pour lutter contre la recrudescence des contrefaçons et des faux médicaments en Europe. Entré en vigueur le 9 février, ce dispositif de sérialisation répond à une directive européenne votée en 2011. Appelé «  datamatrix  », le nouveau pictogramme noir et blanc n’est pas qu’un simple code barre. Véritable carte d’identité du médicament, ce code informatique unique figure désormais sur chaque boîte de médicaments vendue en Europe. Le numéro est une suite de 20 caractères alphanumériques. Il permettra de vérifier que la boîte est vierge de toute manipulation. Une fois scannés, l’emballage et ses données sont vérifiés en temps réel sur une base de données européenne. En charge de la mise en œuvre et du financement du système, les laboratoires pharmaceutiques européens ont adapté leur ligne de production pour un montant évalué à plusieurs centaines de millions d’euros. En plus de ce numéro de série, chaque étui sera muni d’un dispositif d’inviolabilité : une bague en carton qui permettra d’assurer au consommateur que le médicament n’a pas déjà été ouvert. L’objectif de cette mesure est de lutter contre le trafic des médicaments falsifiés dans la chaîne d’approvisionnement légale. Mais aussi de renforcer le circuit de distribution du médicament pour tracer et repérer les faux.

100 000 décès en Afrique

Depuis mai 2017, le conseil exécutif de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a adopté une nouvelle résolution de dénomination des médicaments. Les mots «  sous-standard  » et «  falsifié  » désignent respectivement les produits de qualité inférieure et ceux présentés comme ce qu’ils ne sont pas. Les sous-standards concernent par exemple les vaccins détériorés.

Selon Bernard Leroy, directeur de l’Institut de recherche anticontrefaçon des médicaments (Iracm), « il arrive que des conteneurs de médicaments en provenance de Chine soient stockés en Afrique. Parfois, afin de toucher un pot-de-vin pour livrer plus rapidement la cargaison, le douanier laisse les conteneurs au soleil. A l’intérieur, la température peut monter jusqu’à 80 degrés. Cela réactive automatiquement les souches des vaccins. »Le terme « contrefaçon » est quant à lui réservé à la désignation des infractions liées au droit des marques. « Malheureusement, les lois relatives à la propriété intellectuelle sont souvent utilisées lorsqu’on traite de faux médicaments, comme au Sénégal (lire pages 4-5), où les peines réductibles s’étendent seulement de six à soixante jours d’emprisonnement pour un gros trafiquant », précise Bernard Leroy. Un médicament sur dix vendus dans le monde est un faux, estime l’OMS. Dans certains pays, ce chiffre peut même atteindre sept médicaments sur dix – notamment en Afrique où 100 000 personnes meurent tous les ans à cause d’un recours aux faux médicaments.

Que représente cette production factice illégale par rapport au volume de la production pharmaceutique mondiale ? Selon Bernard Leroy, « la production légale s’élève à 1 000 milliards de dollars tandis que les faux médicaments représenteraient entre 70 et 200 milliards de dollars dans le monde ». L’essentiel de la production de faux se concentre en Chine et en Inde, deux pays qui fabriquent également les matières premières et les principes actifs de beaucoup de médicaments commercialisés dans les pays occidentaux. « Au Pakistan, la production se déroule dans des arrière-cours. En Chine, c’est dans l’industrie licite, qui fabrique la matière première pour le monde entier, que le trafic se fait, explique le directeur de l’Iracm. Un pharmacien véreux effectue une dérivation sur la chaîne de distribution. Cela lui permet d’obtenir une certaine quantité d’ingrédients de base du vrai médicament, qu’il coupe au maximum afin de le diminuer à hauteur de 5 %. »

Initiée par Interpol et l’Organisation mondiale des douanes, l’opération « Pangea » est la principale action coordonnée à l’échelle internationale pour lutter contre les trafics de produits de santé illicites. Menée pour la 11e année consécutive, cette opération s’est déroulée au mois d’octobre. Plus de 466 000 produits de santé falsifiés et une tonne de produits pharmaceutiques illicites commercialisés en ligne ont été saisis à cette occasion sur le territoire français. Depuis 2018, l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp), dirigé par le général Jacques Diacono, a agrandi son arsenal répressif. Il est désormais possible pour les enquêteurs de se glisser dans la peau d’un acheteur et de participer, sous pseudonyme, à des échanges électroniques afin de stocker des données sur les revendeurs en ligne. Ainsi, 116 sites de revente illégale ont pu être identifiés cette année. Lancée en 2017 à la suite de la découverte d’un trafic de Subutex entre la France et la Finlande, l’opération européenne Mismed, pour « misused medicines », est pilotée par l’Oclaesp. Jacques Diacono le confirme à Libération : la dernière édition a permis de « montrer que la problématique des médicaments contrefaits est de plus en plus importante en Europe. Certains produits ont l’apparence d’un packaging Sanofi mais n’en sont pas. Près de la moitié des médicaments saisis sur le sol européen sont des contrefaçons. Avec l’apparence de vrais, produits par des entreprises. Le reste, ce sont des médicaments qui sortent de la production illégale. Ils ne ressemblent pas au produit des laboratoires pharmaceutiques ». Grâce à cette opération, les divers services européens ont dirigé 43 enquêtes judiciaires et arrêté 24 groupes criminels organisés sur les 16 pays participants. « En France, l’office a démantelé quatre organisations criminelles. Les douanes ont saisi environ 700 000 médicaments en France sur les 13 millions interceptés en Europe, précise le général Jacques Diacono. Le trafic est de plus en plus organisé, mené par de vrais criminels. Beaucoup de médicaments légaux, comme le Subutex, sont détournés de leur usage et ensuite revendus à des fins psychotropes. »

« Cartel »

Le business de la contrefaçon de médicaments est un commerce juteux. Alors que pour 1 000 dollars investis, le trafic d’héroïne représente en moyenne 20 000 dollars de gain, le même investissement dans la falsification d’un médicament « blockbuster » – produit vedette du marché légal – rapporterait selon l’Iracm un bénéfice allant de 250 000 à 450 000 dollars. Plus lucratif que les stupéfiants et surtout moins risqué en termes de poursuites. « Le ratio investissement, rendement et risque encouru est phénoménal. C’est bien pour cela que ce trafic s’accroît, déplore Bernard Leroy, le directeur de l’Iracm. Le principal cartel de drogue mexicain s’intéresserait même à se reconvertir dans les faux médicaments. » Malgré sa dangerosité pour la santé publique, le trafic de faux médicaments n’entre pas dans le champ du trafic de stupéfiants. « Au regard des textes internationaux, les faux médicaments relèvent du droit de la contrefaçon, explique Philippe Lamoureux, directeur général du Leem (les entreprises du médicament). Mais le fait de contrefaire des médicaments, parce qu’il met en jeu la santé humaine, est réprimé bien plus sévèrement que la contrefaçon de sacs Louis Vuitton. »

Dans les pays en développement, les médicaments représentent une grande proportion des coûts de santé. Vendus en plaquette ou à l’unité à des patients qui n’ont pour la plupart pas de couverture médicale, la véracité de l’emballage passe au second plan. En Afrique subsaharienne, la contrefaçon atteint des proportions « phénoménales », selon Philippe Lamoureux : « Dans certains pays africains, on considère qu’il y a pratiquement un médicament sur deux qui est faux. C’est un problème de santé publique dramatique car vous courez le risque de ne pas avoir la dose de principe actif nécessaire, de ne pas avoir de principe actif du tout, ou pire d’avoir un produit qui contient des substances dangereuses pour la santé. »

Lutte farouche

Au Bénin, le président Patrice Talon, en poste depuis avril 2016, mène une lutte farouche contre les faux médicaments. Lors du 32e sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba, le 10 février, les pays membres ont adopté à sa demande le traité de création de l’Agence africaine du médicament en vue de lutter contre la prolifération des faux médicaments. « Nous sommes en train de mettre au point des systèmes référentiels pour mettre en vigueur les bonnes échelles de peine en Afrique. Cela se met en place doucement, souligne Bernard Leroy, le directeur de l’Iracm. Cela devient très préoccupant. Il faut qu’il y ait des actions fortes menées par le G7 et surtout le G20. »

En Europe, et en France en particulier, le problème autour de la falsification est de nature différente. Les imitations de produits ont atteint un tel niveau de perfectionnement qu’il est parfois impossible de distinguer le vrai du faux à l’œil nu. « Les copies sont moins faciles à détecter que dans les pays en développement, constate Philippe Lamoureux. En France, nous sommes heureusement protégés par notre système de distribution car la chaîne est très sécurisée, de l’industriel au pharmacien d’officine en passant par le distributeur. » Les quatre médicaments les plus falsifiés dans l’Hexagone sont les produits contre les troubles de l’érection, les amincissants, les anabolisants et les solutions pour se blanchir la peau. Deux canaux sont privilégiés dans le pays : les zones de transit, comme les ports ou les aéroports, et Internet. « Alors qu’en Allemagne des anticancéreux falsifiés se sont retrouvés dans la chaîne légale du médicament, le risque est infime en France car nous avons un système sûr, reconnaît Jacques Diacono de l’Oclaesp. La sérialisation des médicaments intervient justement pour lutter contre ces trafics. »

Charles Delouche

En France, la hausse des ruptures de stock de médicaments

Ces derniers mois en France, ce n’est pas tant la présence de faux médicaments qui pose des problèmes sanitaires, mais un phénomène nouveau qui s’aggrave, celui des ruptures de stock. Elles se multiplient, touchent désormais des classes variées de molécules. En 2016, on a pu relever 218 ruptures de stock de médicaments. Et la durée moyenne de celles-ci n’est pas anodine : plus de quatre mois. Elles sont symptomatiques d’une évolution mondiale du marché. Comme le notait un rapport du Sénat en septembre, ce sont souvent des causes économiques qui expliquent ce nouveau phénomène, avec entre autres l’accroissement de la demande et l’incapacité des laboratoires à augmenter leurs capacités de production pour répondre à ces variations. C’est le marché mondial qui est entré en tension générale.

Charles Delouche

Contrefaçon, faux…

Médicament contrefait : La convention Médicrime du Conseil de l’Europe définit la contrefaçon de médicaments comme « la présentation trompeuse de l’identité ou de la source ». Ce terme a une connotation juridique qui insiste sur la notion d’atteinte aux droits à la propriété intellectuelle. Pour l’OMS, un médicament contrefait est un produit délibérément et frauduleusement muni d’une étiquette n’indiquant pas son identité véritable. Parmi les médicaments contrefaits, certains peuvent contenir les bons principes actifs ou n’en contenir aucun.

Faux médicament : Pour l’Institut de recherche anticontrefaçon des médicaments, la falsification est « l’action d’altérer un produit volontairement en vue de tromper ». Le terme « falsification » met l’accent sur les risques d’atteinte à la santé publique.

Médicament sous-standard ou non conforme : Ce sont d’authentiques médicaments produits par des fabricants qui ne respectent pas les standards de qualité élaborés dans le cadre national. Ces médicaments peuvent être sous-dosés ou mal étiquetés.

Charles Delouche

Au Sénégal, une gangrène en «  zone de non-droit  »

À Dakar, les faux médicaments s’achètent entre les échoppes, mais c’est Touba, deuxième pôle économique sénégalais, aux mains de la puissante communauté religieuse des mourides, qui est le cœur du trafic.

« Tu en prends deux, deux fois par jour, au bout d’une semaine tu verras les résultats. » Abdou tend des comprimés à une adolescente qui veut maigrir. « En pharmacie, c’est 18 000 FCFA (27 euros), je te les fais à moitié prix », renchérit-il. La boîte vient d’Inde, pas de date d’expiration, juste la silhouette d’une blonde filiforme à forte poitrine. De quoi faire rêver la jeune cliente. Le nom du médicament, Apatin, est inconnu au bataillon. Il trône sur une petite table en bois, au milieu de produits pour développer son sexe ou amincir ses hanches. Sur le trottoir de l’avenue Blaise-Diagne, en plein centre-ville de Dakar, s’étend le marché Keur Serigne Bi. Le temple du faux médicament, mais aussi de celui issu du trafic, comme le Cytotec, destiné au traitement de l’ulcère, interdit en France. Les femmes s’en procurent ici sans ordonnance, pour avorter clandestinement et quel que soit le prix.

Arrière-boutiques

Entre les échoppes, les vendeurs apostrophent les passants. « Tu cherches quoi ? J’ai tout, mieux qu’à la pharmacie », lance un homme élancé, la quarantaine, boubou à la mode, lunettes de soleil vissées sur la tête. La boîte d’antidouleurs qu’il tient entre ses mains pour appâter le client est pourtant périmée et déjà annotée par un pharmacien. Son stock se trouve dans les arrière-boutiques. Impossible de le suivre ni d’en connaître la provenance. « Je me fournis au même endroit que tout le monde », rétorque le vendeur, sur la défensive. Au Sénégal, la route du faux médicament fait escale à Touba, la deuxième ville du pays. Le cœur du trafic, selon le Syndicat des pharmaciens privés du Sénégal, chiffres à l’appui : près de 350 officines clandestines y ont pignon sur rue, certaines ont des chiffres d’affaires qui dépassent les 300 000 euros. Des pharmacies en apparence régulières, mais jamais de cachet ni de facture accolés aux ordonnances. « On y fait du commerce comme dans les boutiques de quartier. Négociation des prix, prêt, vente au détail… » explique le docteur Assane Diop, président du syndicat. Un business lucratif, alimenté par un circuit en provenance de Gambie, de Guinée-Conakry et du Nigeria. D’autres cargaisons débarquent directement des pays asiatiques. Un marché qui représente 20 millions d’euros, estime le Syndicat des pharmaciens privés. Montant non confirmé par le ministère de la Santé.

En novembre 2017, c’est en banlieue de Touba qu’est saisie la plus importante quantité de médicaments contrefaits dans l’histoire du pays. 1,7 million d’euros de marchandises importées de Guinée. La douane porte plainte, l’ordre national des pharmaciens se constitue partie civile. Les deux trafiquants écopent d’une peine de sept et cinq ans de prison, assortie d’une amende de 3 000 euros et 300 000 euros de dommages et intérêts. Une première. Au Sénégal, le trafic de faux médicaments n’est pas pénalisé. Aucune législation spécifique n’existe et le pays n’a pas encore ratifié la convention européenne Medicrime, relative aux délits associés à la vente et la fabrication de produits médicaux falsifiés. « Ce procès, c’est déjà un pas franchi, assure-t-on au Syndicat des pharmaciens privés, mais Touba reste une zone de non-droit et c’est le nœud du problème. » Référence faite à la puissance de la communauté religieuse des mourides qui serait au centre du trafic. Un groupe qui a érigé Touba en deuxième économie du pays, convoitée de tout temps par le pouvoir politique. « Aucune enquête d’Interpol n’a osé y mettre les pieds, et nos autorités sont tout aussi frileuses », déplore un acteur du secteur. En 2016, un cas de décès a été enregistré à Touba, un homme, après avoir pris un faux médicament. L’enquête n’a pas eu de suite.

Au ministère de la Santé, on assure que le trafic a beaucoup diminué. Sa stratégie à Touba : implanter des pharmacies officielles pour couper l’herbe sous le pied aux structures clandestines. Une dizaine de nouvelles officines ont été ouvertes en deux ans et un comité national de lutte contre les faux médicaments a été créé, mais au maigre budget. « On tente de tarir les sources d’approvisionnement, explique le professeur Amadou Moctar Dieye, de la Direction de la pharmacie et du médicament. Renforcer le contrôle aux frontières, multiplier les descentes dans les entrepôts… On va vers un durcissement. »

Asthme

Au Sénégal, 70 % des dépenses de santé des ménages concernent les médicaments. Mais les ordonnances coûtent cher pour une famille : 4,5 euros en moyenne par prescription. Et la moitié de la population ne bénéficie pas de la couverture maladie universelle. Mame Kiné patiente, assise par terre avec son nourrisson, dans le dispensaire de son quartier, à Rufisque en banlieue de Dakar. Elle n’a plus mis un pied au marché noir depuis que sa fille aînée n’a pas supporté un médicament acheté dans le circuit parallèle. Des douleurs au ventre terribles, quelques heures après avoir ingurgité une pilule. Ce matin, lors de sa consultation, le médecin lui propose de s’inscrire à un programme qui touche certains quartiers populaires de la ville. JokkoSanté, une plateforme de financement via mobile qui offre des points gratuits pour payer des ordonnances. « Mes trois enfants sont asthmatiques, chaque mois je peux dépenser jusqu’à 30 000 FCFA (45 euros) pour des ordonnances, explique la jeune mère de famille. On m’a plusieurs fois prescrit des médicaments, mais je n’avais pas d’argent, je n’ai pas pu les acheter. » Le téléphone de Mame Kiné vibre sur la table. Un SMS de JokkoSanté lui confirme sa prise en charge, elle vient de recevoir 5 000 points gratuits, soit 5 000 FCFA, 7,5 euros, pour payer sa prochaine prescription à la pharmacie. À l’origine de cette initiative, Adama Kane, un entrepreneur sénégalais qui veut démocratiser l’accès au médicament et lutter contre le trafic. Depuis 2015, il récolte des fonds auprès d’entreprises, de fondations et d’ONG qui servent à financer les ordonnances de populations vulnérables. Les patients sont orientés vers des pharmacies partenaires, JokkoSanté y paye les factures à la fin de chaque mois. « À notre manière, on s’attaque à la vente illicite de médicaments. Car permettre aux personnes démunies d’avoir les moyens de se payer une ordonnance dans une officine, c’est très important », soutient Adama Kane. 4 000 personnes en bénéficient déjà à Dakar et en banlieue.

Margot Chevance, correspondante au Sénégal

«  La confusion entre « mauvaise qualité » et génériques est néfaste  »

Le sociologue Mathieu Quet, auteur d’ » Impostures pharmaceutiques », met en avant le rôle trouble des labos qui, face aux faux médicaments, en profitent pour consolider leur pouvoir.

Mathieu Quet est sociologue, spécialiste du marché des médicaments. Il vient de publier Impostures pharmaceutiques (La Découverte), où il démonte les nouvelles stratégies des grandes firmes pharmaceutiques autour de la question de la contrefaçon des médicaments. Depuis quelques années, en effet, il ne se passe pas de semaine sans au moins une saisie très médiatisée de « faux médicaments », les grandes firmes criant au scandale. Mathieu Quet prend le contre-pied : et si elles se servaient de cet argumentaire pour ressouder les marchés autour de leurs produits, protégés par leurs brevets ?

La chasse aux faux médicaments est devenue selon vous la stratégie des grandes firmes pharmaceutiques pour redonner de la force à la valeur de la propriété intellectuelle. Vous avez des exemples ?

Le cas le plus saisissant a été la loi anticontrefaçon votée au Kenya en 2008. Elle était censée protéger les citoyens kényans de toutes sortes de produits, incluant des médicaments. Mais dans sa formulation initiale, elle menaçait aussi l’importation de médicaments génériques, dont les médicaments contre le sida ! La confusion entre « contrefaçon » et « génériques » était due au fait qu’un produit était considéré contrefait s’il consistait en une copie d’un médicament breveté. Mais dans le droit international, face à certaines épidémies telles que le VIH, un produit peut être « générique » même si le brevet n’est pas encore expiré, et heureusement. Le cas kényan a fait apparaître une confusion entre le souci de protéger la santé publique et celui de protéger les intérêts des grosses firmes en matière de propriété intellectuelle… Surtout face à la concurrence de plus en plus importante des industries des pays émergents.

Est-ce une stratégie concertée ? Le fameux procès de Durban en 2001, intenté par 39 firmes pharmaceutiques internationales contre l’Etat sud-africain sur la question des génériques des molécules antisida, a-t-il marqué ce changement ?

Le procès intenté à l’Afrique du Sud par des firmes pharmaceutiques, et son abandon face aux protestations, a été un moment très important. Médiatiquement, il a montré que l’industrie pharmaceutique ne pouvait pas faire n’importe quoi car l’opinion internationale est très sensible aux questions de santé et d’accès. Du coup, les firmes ont dû reformuler l’argumentaire : il ne suffisait plus de dire «  la recherche coûte cher, alors nous vous faisons payer le maximum et si vous ne pouvez pas payer vous n’aurez rien ». Et c’est dans ce contexte que l’argument des « faux médicaments » est devenu intéressant, car il permet de dire « il faut protéger les patients » tout en proposant la solution qui consiste à renforcer les logiques de marque, la propriété intellectuelle et, in fine, à contrôler les voies de distribution du médicament…

Mais le discours antipiraterie n’est pas nouveau…

Il était déjà très répandu dans les années 80, en amont des négociations du Gatt qui ont mené à l’OMC, et à l’encontre des pays asiatiques. Mais je ne crois pas aux théories du complot : je défends plutôt l’idée qu’il y a un alignement entre les stratégies de firmes extrêmement puissantes, l’évolution des sites de production (le plus souvent situés « au Sud ») et un intérêt changeant dans la santé publique internationale – qui devient de plus en plus « sécuritaire ».

On mélange contrefaçon, faux médicaments, mauvais médicaments, imitations illégales de médicaments de marque, génériques aussi. Comment s’y retrouver ?

La distinction n’est pas si compliquée entre ces différents termes. Mais d’une part les situations sont souvent entremêlées, et d’autre part, dans le langage commun, on fait assez peu d’efforts pour exprimer clairement les problèmes dont il s’agit. Et c’est justement là qu’il faut faire attention : un produit de contrefaçon, c’est un produit qui contrevient à la propriété intellectuelle. Mais un médicament peut tout à fait être en règle avec la propriété intellectuelle et être dangereux : le Vioxx, cet anti-inflammatoire vendu par dizaines de millions, s’est révélé très toxique. Idem pour le Mediator… Pourtant, on continue à parler de « médicaments contrefaits » pour dénoncer toutes sortes d’infractions qui n’ont souvent rien à voir avec la propriété intellectuelle. Le problème de cette confusion, c’est qu’elle a contribué à une vision associant « qualité » et « marque », mais aussi à une conception associant « générique » et « mauvaise qualité ». Il faut défaire ces couples.

Comment réintégrer une notion d’efficacité clinique dans ces notions confuses ?

Les ONG, comme Médecins sans frontières ou Health Action International, insistent à raison sur la nécessité de reprendre tous ces enjeux à l’aune d’une seule question : celle de la qualité. Mais comment définir la qualité ? Par le respect des pratiques de fabrication ? Par la composition chimique ? Par la conformité des formes d’enregistrement et de circulation ? Il n’y a pas de réponse toute faite, car produire et distribuer des médicaments sur un marché globalisé requiert un ensemble complexe d’opérations. Les débats sont nombreux, et c’est vraiment à travers eux que se joue la poursuite du monopole pharmaceutique. Mais il est clair que le rôle donné à la marque et à la propriété comme signifiants de qualité a été beaucoup trop important.

Vous parlez d’un tournant sécuritaire…

Oui. Cela me paraît très important. La lutte contre la « contrefaçon » et les « faux médicaments » est apparue comme un tournant sécuritaire dans la gestion de la santé publique. On va privilégier une approche qui criminalise les contrevenants ; mobiliser les forces policières dans l’administration de la santé publique ; médiatiser avant tout les conséquences les plus dramatiques des « faux médicaments » sur la santé publique. A l’échelle internationale, on va privilégier des partenariats public-privé et le recours à des technologies plutôt que le renforcement des capacités de régulation des États et de leurs autorités pharmaceutiques. Le problème de cette approche, c’est qu’au lieu d’encourager le développement d’une capacité de production locale dans les pays du Sud, elle va avoir tendance à la décourager en établissant des standards difficiles à atteindre tout en accusant ceux qui ne les respectent pas d’être des « terroristes de la santé ».

Au final, les grandes firmes s’adaptent aux conditions sociales, culturelles et économiques du marché, pour vendre le plus possible…

Oui. Au fond ce qui compte pour l’industrie, c’est vendre le plus de médicaments possible. Mais, du coup, le problème des médicaments illicites apparaît comme un cas limite de cette forme de capitalisme. D’une part, il faut vendre toujours plus ; d’autre part, si on vend tout et n’importe quoi, le marché s’effondre de lui-même car la confiance est rompue. En conséquence, il s’agit d’instaurer des règles qui permettent à la fois de maximiser la rapidité d’expansion du marché (par exemple en développant de nouveaux marchés dans les pays en développement, mais aussi en y délocalisant l’industrie), tout en gardant un contrôle sur les prix, les modes de distribution et de transport, les conditions d’accès. C’est ce que j’appelle un « régime logistique » : dans le capitalisme pharmaceutique contemporain, la question centrale revient à se demander : « qui contrôle les trajectoires des médicaments ? » Et de ce point de vue, les « faux médicaments » semblent offrir un argument intéressant pour continuer à capter des profits tout en gardant la main sur l’organisation du marché. Mais évidemment, cela n’est pas sans conséquences sur l’accès aux médicaments pour les patients, et en particulier dans les pays du Sud.

Propos recueillis par Éric Favereau