La Nouvelle République, jeudi 27 octobre 2016
Le traité de libre-échange négocié entre l’UE et le Canada menace-t-il les appellations françaises ? Pas le sainte-maure, assure les professionnels.
José Bové repassera. Et le conseil municipal de Sainte-Maure-de-Touraine aussi. Le célèbre paysan moustachu, de toutes les luttes, et les élus de la commune qui a donné son nom au fromage s’inquiètent à cause du Ceta. Le Ceta, c’est ce traité de libre-échange entre l’Union et le Canada qui fait beaucoup parler de lui ces jours-ci. Il est accusé de mettre en péril une partie des Appellations d’origine protégée (AOP) françaises et européennes que le traité exposerait au risque d’être fabriquées et copiées au Canada. José Bové est vent debout, le conseil municipal de Sainte-Maure a pris le 13 octobre une délibération défendant la célèbre bûche tourangelle « qui fait partie de notre patrimoine gastronomique ».
« C’est une bêtise ! »
Mais on est loin des préoccupations des éleveurs. Bertrand et Florence Barreau, à la tête d’un cheptel de 160 chèvres à Dolus-le-Sec, souffrent plutôt du manque de foin. Cette année, « la récolte de foin est maigre et sa valeur alimentaire est très faible. Or, ce qui est impératif pour les chèvres, c’est la qualité du foin », indique cette dernière. Indifférent au Ceta, son mari évoque plutôt la difficulté à dégager « 1.200 € par mois ».
S’il est validé par les instances européennes, le Ceta protégerait sur le sol canadien 145 appellations, nominativement listées, sur les 1.500 que compte l’Europe. Le sainte-maure-de-touraine n’en fait pas partie. Aucune importance, estime-t-on du côté de la fromagerie Cloche d’Or, de Pont-de-Ruan. « C’est une bêtise de s’opposer au traité sous prétexte que toutes les AOP européennes ne sont pas reconnues. Il ne se vend pas de sainte-maure-de-touraine au Canada ! », commente son président Yves Bouhier de l’Écluse. Pour lui, il sera toujours temps de demander, plus tard, à rajouter le sainte-maure-de-touraine sur la liste si jamais le marché canadien s’ouvrait à lui… A ses côtés lors d’une visite de presse récente, les représentants de deux coopératives, Eurial et la laiterie de Verneuil, étaient sur la même longueur d’onde.
Même François Laurent, président de l’AOP sainte-maure-de-touraine, n’est pas inquiet : « A priori, il n’y a pas de sainte-maure exporté au Canada. Il n’y a pas de raison de bloquer les négociations qui permettent aux collègues d’autres appellations d’éviter l’usurpation ».
la question
Quand faut-il manger un sainte-maure ?
Florence Barreau, productrice à Dolus-le-Sec, est claire : « Je ne mangerai jamais un sainte-maure s’il a moins de trois semaines. » La bûche est moelleuse jusqu’à dix jours. Le goût commence à s’affirmer au bout de quinze jours pour prendre des arômes de noisette passé le vingt-cinquième jour.
Un savoir-faire unique et solidaire
On y fait rarement attention. D’autant qu’il faut que la paille sèche un peu (*) pour que l’inscription apparaisse. Mais chacune des pailles qui traversent de part en part chaque bûche de sainte-maure-de-touraine est gravée. On peut y lire le nom de l’appellation, mais aussi celui de l’éleveur et son numéro d’agrément. Un élément de traçabilité.
On sait encore moins comment sont produites ces pailles. Elles viennent toutes de Bridoré et de son Esat (pour « établissement et service d’aide par le travail », nouveau nom des CAT). Dans un atelier divisé en deux salles, une quarantaine de travailleurs handicapés doit répondre à un cahier des charges très précis, sous la supervision de deux encadrants. Il leur faut aussi… fournir car l’AOP sainte-maure-de-touraine est en expansion : sa commercialisation est passée de 1.532 tonnes de bûches de chèvre en 2014 à 1.606 tonnes l’année dernière (*). Plus de 6.400.000 bûches par an ! Seul un difficile renouvellement des générations parmi les producteurs de fromages freine son développement.
Essentiellement destinée à maintenir la bûche, la paille de seigle fait partie intégrante de l’identité du sainte-maure. D’où l’importance du travail réalisé à l’Esat qui cultive le seigle sur une dizaine d’hectares autour de Bridoré. Cette année, la récolte, correcte en quantité, n’est pas forcément à la hauteur sur le plan de la qualité. La faute aux intempéries du printemps.
Une moissonneuse des années 50
« On a recours à une variété ancienne de seigle car elle permet d’avoir des tiges les plus longues possibles, indique le directeur adjoint de l’Esat, Pascal Méreau. Et on se sert d’une moissonneuse des années 50, car c’est le seul modèle qui permet de récolter en gerbes. »
Puis, dans l’atelier, c’est la découpe au sécateur, paille par paille, d’un nœud à l’autre. Par la suite, chaque paille est calibrée, côté taille (16 cm) et côté diamètre. « On utilise un outil créé ici pour vérifier le diamètre. Mais, à force d’habitude, les travailleurs peuvent voir rien qu’à l’œil s’il est bon ou non conforme », poursuit Pascal Méreau. Enfin, vient le temps de la pyrogravure au laser de chacune des pailles. Un procédé unique au monde.
(*) Une astuce pour accélérer le processus : cinq secondes au micro-ondes.