Avis d’expert – Pour le Pr Marc Gentilini, président honoraire de l’Académie de médecine, le trafic de faux médicaments est le premier marché de produits contrefaits. Et peu de pays sont épargnés par ce fléau.
Le crime organisé ne connaît pas de frontières. Le fléau des faux médicaments nous concerne aussi, ne nous voilons plus la face! L’Afrique sub-saharienne et ses marchés de rue restent malheureusement le terrain de jeu préféré des trafiquants, mais, partout dans le monde, les médicaments sont aujourd’hui en tête des produits contrefaits, devant la cigarette et la drogue. On estime qu’un médicament sur dix vendus dans le monde est un faux. Aux États-Unis et au Canada, les antalgiques falsifiés font tant de victimes, dont le célèbre chanteur Prince, que l’achat de presses à comprimés a dû être drastiquement réglementé. L’Europe n’est guère épargnée, un quart des colis postaux interceptés par les douaniers européens contiendraient de faux médicaments, d’après L’Institut de recherche anticontrefaçon de médicaments (Iracm). En Espagne, ce sont même des professeurs de l’université des Baléares qui produisaient et vendaient des faux anticancéreux!
L’essentiel de la production est concentré en Chine et en Inde dans des laboratoires clandestins. Mais ces pays sont capables du pire comme du meilleur, puisque ce sont eux qui fabriquent également les matières premières et les principes actifs de nombreux médicaments d’excellente qualité commercialisés dans les pays économiquement développés. Alors que la recherche et l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament sont des processus longs et extrêmement coûteux, un faux médicament peut, lui, être produit rapidement et en grande quantité, pour un investissement dérisoire, dans un simple garage, ou même sur une table, grâce à la prolifération des imprimantes 3D. D’une valeur estimée à 200 milliards de dollars à l’échelle mondiale, ce marché rapporte vingt fois plus que l’héroïne… Et à moindre risque, puisque dans de nombreux pays il ne s’agit que d’un simple délit!
Une exception française?
En février 2014, au Havre, les Douanes françaises ont intercepté 2,4 millions de médicaments falsifiés étiquetés «thé de Chine»… Depuis le début de l’année, coup sur coup, un réseau de laboratoires clandestins fabriquant un «médicament miracle» contre le cancer a été démantelé sur notre territoire ; à Marseille, deux criminels français ont été condamnés pour trafic de faux antiagrégants plaquettaires et de faux antipsychotiques ; et à Dieppe, 450.000 faux médicaments psychotropes ont été saisis. La France peut-elle encore se targuer d’être le seul pays au monde n’ayant jamais laissé un seul faux médicament pénétrer son circuit légal de distribution? Nous disposons, il est vrai, d’un système unique et hypersécurisé fondé sur le monopole pharmaceutique, qui empêche toute dispensation d’un médicament hors d’une pharmacie d’officine ou de l’hôpital, engageant la responsabilité du pharmacien sur la qualité du médicament, depuis sa fabrication jusqu’à sa délivrance au patient. Des laboratoires aux officines, l’approvisionnement est assuré par des grossistes répartiteurs, peu nombreux, certifiés et soumis à des inspections régulières. Enfin, les patients peuvent se procurer leurs médicaments le plus souvent sans débourser le moindre euro grâce à notre système de couverture sociale, et les prix pratiqués en France sont inférieurs à ceux des pays frontaliers, deux bonnes raisons pour ne pas prendre de risques en se laissant tenter par l’achat de médicaments sur Internet ou à l’étranger.
95 % des pharmacies en ligne sont illicites!
Le médicament n’est pas une marchandise comme les autres… Mais attention!, le circuit de distribution vient d’intégrer un nouvel intermédiaire, le courtier, sur le modèle anglo-saxon. Non soumis aux règles strictes imposées aux établissements pharmaceutiques, il est le cheval de Troie au sein de notre système sécurisé, notamment à l’hôpital. De même, les attaques régulières contre le monopole pharmaceutique risquent de saper les barrières de protection. Surtout, l’autorisation en 2013 de la vente de médicaments sans ordonnance sur Internet a décuplé les risques: sur ce réseau transfrontalier, anonyme, flexible et incontrôlable, un médicament sur deux est un faux sur les sites qui ne sont pas légaux. Or 95 % des pharmacies en ligne sont illicites! Mais les trafiquants sont même capables de s’immiscer dans les transactions avec les sites licites et, grâce aux cookies, ces petits fichiers qui conservent la mémoire des informations données par l’internaute lorsqu’il navigue sur Internet, de se faire passer à son insu pour d’honnêtes vendeurs, ou de voler ses coordonnées bancaires… Quant au logo européen commun de certification des pharmacies en ligne autorisées, il n’a pas tardé à être imité pour duper les patients… Enfin, le déconditionnement et la délivrance des médicaments à l’unité, dont les bénéfices économiques et écologiques attendus sont illusoires, vont totalement à l’encontre du renforcement de la traçabilité des produits de santé décidé au niveau européen afin d’assurer leur authenticité et leur qualité.
Risque mortifère
La France a le devoir de s’attaquer à ce fléau, par solidarité envers les pays les plus pauvres, notamment africains, mais aussi vis-à-vis de ses ressortissants, pour les protéger contre ce crime pharmaceutique. Tardivement, le 21 septembre 2016, la France a ratifié la convention Medicrime du Conseil de l’Europe, seul outil juridique international existant qui criminalise la contrefaçon, mais aussi la fabrication et la distribution de faux produits médicaux en renforçant la pénalisation du trafic et la coopération entre les États. Mais, à ce jour, neuf pays seulement se sont engagés: Albanie, Arménie, Belgique, Espagne, France, Guinée, Hongrie, Moldavie, et Ukraine. Or seul un engagement politique fort des États et la remobilisation des organismes internationaux permettront une efficacité réelle sur le terrain. C’était le sens de l’appel de Cotonou lancé par Jacques Chirac en 2009. En effet, la traçabilité optimisée à la boîte, obligatoire dans l’Union européenne à partir de 2019, permettra certes d’assainir et de protéger le circuit de distribution légal, mais son impact sera négligeable sur les ventes illicites (Internet, marché noir…). En outre, c’est un dispositif onéreux et difficilement généralisable aux pays en voie de développement, pourtant les plus durement touchés. Dans un monde dominé par la culture du faux et l’irrationnel, il faut donc d’urgence sensibiliser l’opinion publique à ce risque mortifère, même en France, notamment sur Internet.
Marc Gentilini
lefigaro.fr (19/05/17)